En réaction à un entretien accordé par son compatriote Abdel Nasser Ethmane Elyessa, alias Jemal Ould Yessa, à la presse, l’avocat Jemal Taleb, publie cette chronique. In extenso.
J’ai lu avec intérêt l’entretien de mon Toghra et pas moins ami Jemal Yessa accordé à un journal sénégalais en ligne et cela m’a donné l’idée de lui adresser cette réponse pour enrichir le débat. J’ai hésité à faire ce texte pour ne pas être désobligeant à l’égard de Jemal mais comme je connais son amour des idées, je me suis lancé. Je tiens a préciser d’emblée que Jemal est un ami de longue date. Nous avons partagé des combats et nous continuons à partager l’essentiel. Nous avons encore des rêves politiques à faire aboutir. Nous ne sommes pas toujours d’accord sur tout mais je respecte son intelligence supérieure et la constance de ses convictions. Il a apporté son soutien à Biram Dah Abeid contre qui je ne ressens aucune hostilité particulière et dont je respecte le combat contre l’esclavage et toute forme d’injustice.
Ce qui frappe de prime abord dans le discours de Jemal, c’est le choix bien particulier des mots dont il use et qui vogue entre le personnage de L’écolier limousin de Rabelais, Les précieuses ridicules de Molière, avec un zeste d’une phraséologie crypto révolutionnaire qui emprunte aux étudiants soixante-huitards.
Connaissant sa grande culture et son amour de la littérature, je ne suis pas tellement surpris. On a l’impression que pour demander une chaise, il dira «voiturez-moi les commodités de la conversation». Au lieu de « traverser la Seine le matin et le soir » comme tout le monde, il «tranfretera la Sequane au dilicule et au crépuscule». Et plutôt que de dire, nous marchons dans les rues et les carrefours de la ville, il clamera « nous déambulons par les compites et quadrivies de l’urbe ».
Enfin comme tous les étudiants qui certains soirs s’en vont aux putes comme on disait – et si l’on en croit Ernest Hemingway -, pour lui ce sera, «Nous captons la benevolence de l’omnijuge, omniforme et omnigène sexe féminin ». (Nous cherchons à recueillir la bienveillance du sexe féminin qui juge, forme et engendre tout). Ces écrits m’ont sincèrement causé un fou rire. Rassurer vous je n’ai pas ri longtemps avec le fond de son texte. On le comprend, d’entrée d’interview, Nasser (il n’aime pas qu’on l’appelle comme ça donc je vais dire Ethmane) s’assume « francophone et francophile». C’est son droit, je le suis tout autant mais avec le talent en moins. Mais par la suite – ceci expliquant cela -, il s’en prend sans prévenir à « la meute du panafricanisme de l’aigreur », et nous apprenons que « nos problèmes, en Mauritanie, ne résultent pas d’un rapport de belligérance avec l’Occident et l’impérialisme ». Voilà donc l’Occident dédouané de toute responsabilité sur l’Afrique, par l’homme qui veut libérer la Mauritanie de la longue dynastie de ses frères, les chefs d’état arabo- berbères et militaires. Je ne sais pas si l’Occident lui-même en demande tant ! Je ne suis pas certain que les Etats voisins dirigés par des hommes noirs sub-sahariens donc non arabo-berbères soient mieux lotis. Le problème est ailleurs cher ami. Ethmane va beaucoup plus loin.
Le journaliste lui rappelle fort à propos – le contexte actuel lui donne raison – que ses références francophones et francophiles pourraient heurter le Mauritanien. Et l’Africain plus généralement. Il se lâche et « objecte un aveu ». Et cet aveu est lourd. Alors je ne puis vous priver du plaisir, ou plutôt du précieux enseignement que porte l’acte de foi de mon ami Jemal et la place que notre peuple et son histoire occupent dans son inconscient,. Si je ne le connaissais pas très bien je l’aurais qualifié de complexé, aliéné. «Rien de ce qui m’amené à la quête de liberté et de foi en l’espèce des humains ne provient de ma culture autochtone, plutôt réservoir de préjugés de race et de prime à l’arbitraire ».
Voilà l’idée que mon ami se fait de son pays, de son peuple, de la terre et de la mémoire de ses ancêtres. Cette terre, ces femmes et ces hommes n’auraient rien produit «Exceptés l’honneur, la chevalerie, la générosité et le pardon qui ne sont pas précisément des valeurs de progrès ». Et parce qu’il ne peut rien reconnaître de valeureux à ses ancêtres, aux panafricains, parce que la mission civilisatrice en a fait un francophone-francophile, même l’honneur et la chevalerie, la générosité et le pardon – ces valeurs universellement chantées – perdent toute valeur à ses yeux quad elles sont mauritaniennes. La haine de soi post coloniale dans toute sa splendeur. Comme dit Aimé Césaire, « on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui qu’on ne prend pas au collet ; qu’il n’avait point puissance sur son propre destin ».
Pour Ethmane, tout est dans les textes français de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Pourtant ces textes ont encadré le Code Noir. Ils ont cautionné le retour à l’esclavage, la guerre de libération qui n’en finit plus chez les Canaques… Pourtant la pensée française est portée par des philosophes qui nient l’égalité des races et l’humanité même du nègre. Parlant des noirs, Hugo n’était pas proprement humaniste et Jules Ferry ne considérait pas que les droits de l’homme étaient destinés aux « nègres sans âme». L’administration coloniale, celle qui avait une « mission civilisatrice » a maintenu en Mauritanie un système qui ne pouvait profiter qu’à ceux qui entretenaient l’esclavage et le système de castes.
Et pour conclure cette broderie de mépris pour les siens, il déclame que « l’héroïsme belliqueux et les ruses de l’Invisible constituent l’essence même du legs de nos ancêtres. L’addition des deux contrarie le combat sur le chemin de l’affranchissement de l’individu, acteur et finalité de l’intérêt général ». Et au bout de cette péroraison, il déclare : «Rendons-nous à l’évidence, afin que prévale la paix, à l’ombre du droit naturel, il nous appartient de couper, enfin, le cordon ombilical qui nous enchaîne au passé ». Toute renaissance s’appuie sur l’histoire, se fonde sur le présent et bâtit une nouvelle identité. Mais l’histoire de la Mauritanie est pour lui un enchaînement, un asservissement à la médiocrité.
On aurait pu s’arrêter là tellement ce galimatias est surprenant de la part de celui que j’avais appris à admirer. Tout est inacceptable sur la forme et presque, pardon cher ami pour le mot, nauséeux sur le fond. Mais poursuivons. A chaque jour suffit sa peine. Le texte nous le voyons, est une mine d’informations sur la place qu’occupe une partie du peuple dans l’estime de mon ami. Nous avons vu ce qu’il pense du panafricanisme et de ses propres ancêtres. Penchons nous maintenant sur l’idée qu’il se fait du présent, du peuple qu’il veut libérer. « Je reste rétif à la démagogie et ne me sens en sûreté au milieu des vociférations de la foule ». Ethmane qui connaît mieux que quiconque ses classiques, sait qu’il est en train de reprendre les mots d’Horace sur la prétendue souveraineté du peuple. « Odi profanum vulgus et arceo ». Je hais la foule vulgaire et je l’écarte. Voilà un modèle éprouvé du parfait démocrate qui veut libérer le peuple de l’arbitraire épidermique et coloriel arabo-berbère. Il se fait plus clair. « Si le peuple en mouvement touche au sublime lorsqu’il abat la tyrannie, sa fureur et son enthousiasme du lendemain recèlent une formidable charge de destruction et d’homicide.
A l’heure de la désinformation, l’instinct grégaire de la multitude justifie la vigilance et un excédent de veille ». Vigilance donc ! Ne laissez pas le pouvoir au peuple, à sa tendance à la destruction, à son instinct grégaire. La suite du plaidoyer se passe de commentaire. « L’irresponsabilité et l’ivresse noyées dans le tumulte d’une masse sans visage entraînent souvent la débâcle de l’esprit critique et le triomphe de l’animalité (…) Je ne suis pas de ceux auprès desquels l’intolérance légitime à l’autocratie autorise une réaction de nihilisme ». Il acte donc l’irresponsabilité du peuple qui sait peut-être conquérir le pouvoir, mais entraine au nihilisme. Emporté par son «animalité», cette «masse sans visage» entre dans une rage destructrice. Quel mépris pour le peuple ! Etonnant de ta part cher Jemal ! Je ne retrouve plus ton humilité légendaire et ta simplicité.
Après cette entrée en matière, la tirade de Ethmane sur le candidat idéal et les turpitudes du pouvoir en place, tout cela sera aussi « entendable » et crédible que ce qui précède. Du reste la forme et le fond restent identiques. Essayons de procéder par étapes. Commençons donc par ce qu’il appelle la fatalité du chef d’état arabo- berbère et militaire. L’expression est vraiment regrettable. Parler de fatalité dans l’élection d’une catégorie de concitoyen, n’engage que celui qui le dit. Personne ne conteste le choix de son champion. Mais penser que l’on doit indexer les alternances aux origines, pire, à une logique colorielle. « Nous avons besoin d’un meneur de réformes, d’extraction noire subsaharienne, pour nous guérir du cumul des ressentiments, nous préserver des pièges de la récidive, rendre justice à la loi du nombre, libérer les énergies, valoriser le travail manuel et éradiquer les privilèges de la généalogie ».
Dès lors, la couleur de la peau devient un indicateur de la valeur et la compétence une notion secondaire. La Mauritanie a montré sa capacité à accepter dans un premier temps puis de doter des outils pour combattre une pratique, que l’on a voulu travestir vaille que vaille en un débat coloriel, comme si au sein des autres groupes, Pulaar, Soninké, on ne trouvait pas le même phénomène. Dès le premier régime qui a siégé au somment de l‘état à l’indépendance, la Mauritanie a adopté un modèle personnel. Le régime de Mokhtar Ould Daddah n’était nullement celui du malien Modibo Keita ni celui du vaillant Julius Nyerere. Il était fondé sur la naissance et les postes de députés étaient nommés par le parti-état sur une base tribale et de naissance. On n’avait aucun député issu des castes.
Le président Ghazouani a nommé un Premier Ministre issu des couches défavorisées et huit ministres comme lui issu du rang des haratines. Plus progressiste on n’a pas connu. Voilà ce qui Ethmane qualifie d’affichage. L’évolution de la prise sen compte des différents groupes qui composent notre pays est appréciable. Le directeur de campagne est issu des couches populaires. Quand on l’interroge sur les qualités du président sortant, le portrait qu’il en fait ferait pâlir d’envie et de jalousie tous les dirigeants de ce bas monde. Même le roi Salomon. Jugez-en vous même. « Je ne connais pas vraiment le Président sortant. A s’en tenir aux dires concordants de ceux qu’il reçoit, l’aptitude au consensus l’habite et façonne son tempérament. La vox populi l’a réputé peu enclin à l’avidité matérielle, affable, à l’écoute et profondément réfractaire à la violence. Il n’hésite pas à rendre service aux anonymes et, je puis en témoigner, ne leur réclamede contrepartie. Le culte de la personnalité le dérange mais il le supporte, par courtoisie envers le laudateur. Il fuit le scandale davantage qu’il n’incline à la réparation résolue des erreurs et fautes de sa cour ». Mais dans une proclamation sentencieuse dont mon ami Jemal il a le secret, il nous explique que « c’est ici que les qualités de l’homme se confondent à ses failles ». Et ces mêmes qualités deviennent donc des failles, du «laxisme». Il finit par lasser le journaliste qui lâche presque du fiel. « Vous ne ressentez pas la lassitude de ressasser d’invariables critiques et revendications ? La politique c’est aussi le pragmatisme et la volonté de construire, non ? »
Ethmane est sans aucun doute un progressiste sincère et par devoir de vérité, rares sont ceux qui le contestent mais il a une obsession des maures. Un pays, cher Jemal, est dirigé par son élite et celle de Mauritanie est essentiellement dans l’administration. Chaque président puise dedans et il arrive qu’on garde les meilleurs. Sid Ahmed Raiss, Mohktar Ould Djay sont parmi les cadres les plus brillants et Mohamed Abdel Vetah est l’un des esprits les plus vifs qu’il m’a été donné de rencontrer. La France que nous aimons tant, lui et moi, compte un peu plus de six familles qui se partagent l’économie et ça n’a pas l’air de le déranger. Petit pays de quatre millions d’habitants, la Mauritanie en compte douze : pas mal comme ratio !
La reproduction des élites que Jemal critique en Mauritanie et qui est beaucoup plus diversifiée qu’il n’y parait est pourtant plus pertinente qu’en France où les noirs et les arabes ont des miettes (ce qui n’est déjà pas mal). On peut dire la même chose de la parité par rapport au genre, où la Mauritanie donnerait des leçons au pays cher à Ethmane. Ne parlons même pas du Maghreb et du reste du monde arabe. Cherchons des noirs aux responsabilités en Tunisie, au Maroc ou en Algérie. Beaucoup de mes amis pensent qu’il n’en existe même pas. Le premier mandat de Ghazouani serait un échec. Pourtant sa fibre sociale est chantée par les observateurs les moins enclins à lui offrir des fleurs : nombre d’écoles, hôpitaux et routes, les points d’adduction d’eau… La haine de soi post-coloniale s’exprime souvent par l’insulte de ses dirigeants et le culte de l’ancien maître. Même si je sais combien Ethmane est loin de ce prototype caricatural.
Que l’armée fasse des exercices réguliers comme on en fait dans tous les pays, on l’interprète cela comme un geste d’intimidation et mon ami Sid Ahmed Ould Mohamed, le directeur de la campagne du président, qui exprime une opinion personnelle sur la capacité de ses adversaires à gérer le pays, est analysé comme étant de la confiscation du pouvoir. Ce genre de commentaire relève de la psychiatrie lourde et pourtant la bonne santé mentale de Ethmane ne fait pas de doute. Serait-ce donc pour lui un jeu comme les oppositions en raffolent, jeu qui consiste à noircir l’adversaire jusqu’au ridicule, du moins à la caricature! La CENI est un organe collégial fait sur la base d’un choix consensuel à la suite d’un grand débat entre les partenaires politiques. Si je devais la composer, je l’aurais fait autrement mais elle résulte du choix des acteurs politiques et tous les partis sont représentés suite à un large consensus. Voilà qu’elle est devenue peu fiable aux yeux de mon ami. Que dire si les élections étaient organisées par le ministère de l’intérieur, ce qui est l’ordre naturel des choses dans bien des pays qu’il admire.
Un dernier mot sur les lanceurs d’alerte, ces nouveaux procureurs autoproclamés de la bonne moralité sans aucune légitimité et dont la partialité est bien connue de tous. Ils sont perclus d’aliénation post coloniale rabâchant des insanités comme une mantra mal apprise du parfait aliéné. Et quant au Sénégal que l’on insulterait si on le comparait à la Mauritanie, rappelons tout de même que les dernières péripéties électorales se sont soldées par une trentaine de morts. Que le régime sortant du président Macky Sall – en attendant la révolution de Sonko – s’est singularisé par une dose de pillage et de détournements en tout genre.
Ce n’est jamais facile de devoir reprendre un vieux compagnon d’armes qui a pris une autre direction, dont on connaît l’intelligence, mais qui se sent comme obligé de devenir le portrait craché d’un modèle de critique politique que je réprouve. Notre pays connaîtra certainement des alternatives qui plairont à Jemal. Mais aujourd’hui, c’est le monde entier qui chante dans tous tous les domaines l’évolution hallucinante de la société mauritanienne, toutes catégories confondues, jusqu’à l’équipe nationales jadis dispensatrice de buts er de points, qui a commencé à engranger des victoires. L’urbanisme, le secteur social si cher au président Ghazouani, l’économie, la sécurité, les grandes infrastructures, le visiteur qui ne serait pas venu en Mauritanie les quinze dernières années, ne reconnaît pas le pays qu’il a laissé. Même l’opposant s’il est respectable s’imposera un minimum d’honnêteté intellectuelle.