Tchad - Idriss Déby en Israël : les vraies raisons d'un voyage inattendu (ANALYSE)

sam, 01/12/2018 - 11:07

Qu'est-ce qui a bien pu conduire le président tchadien a effectué sa visite en Israël alors que son pays soutient la cause palestinienne ? Éléments de réponse.

Le voyage du président tchadien en Israël, qualifié d'historique par la presse, a été tenu secret jusqu'à la dernière minute. Mais les milieux informés savaient que Tel-Aviv et N'Djaména avaient déjà engagé des contacts discrets.

En juillet dernier, Doré Gold, alors directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, avait rencontré le président tchadien loin des regards dans son fief d'Amdjarass, à quelque 900 kilomètres de N'Djaména. Cette rencontre a été précédée par le passage discret d'une délégation israélienne.

Un voyage engagé avec prudence...

Il faut dire que l'affaire est délicate. Le Tchad, pays à majorité musulmane (environ 52 %), est membre de l'Organisation de la coopération islamique dont l'un des objectifs est le soutien à la cause palestinienne. Au plan individuel, N'Djaména entretient d'intenses rapports diplomatiques et économiques avec la plupart des pays arabes du Moyen-Orient et du Maghreb ainsi qu'avec le Soudan voisin avec lequel il a enterré la hache de la guerre qui les opposait par le truchement de leurs rébellions respectives. Selon la presse israélienne, Tel-Aviv travaille à une reprise de ses relations avec le Soudan. Une information balayée par le dirigeant du Parti du Congrès au pouvoir Abdel Sakhi Abbas. Le Soudan n'établira des relations avec Tel-Aviv que lorsqu'Israël « cessera ses pratiques hostiles envers les Palestiniens », selon ses propos rapportés par l'agence de presse Turque Andalouse.

Comme pour conjurer les critiques, Idriss Déby a pris le soin de souligner qu'une reprise des relations avec Israël n'occultera pas le problème palestinien. Les deux parties mettent en avant les avantages d'une coopération dans la lutte contre le terrorisme et le développement économique (agriculture, lutte contre la désertification, maîtrise de l'énergie solaire notamment). Le Tchad, pays riche en ressources minières, dispose d'un vaste territoire sous-exploité (75 millions de terres arables, dont seulement un peu plus de 5 % sont effectivement exploités). Dans ce domaine, Israël a une compétence technique reconnue.

... et critiqué par l'opposition

Mais pour les opposants et la société civile tchadienne, les vraies raisons de ce rapprochement sont d'ordre militaire, pour « l'aider à préserver son pouvoir », affirme ainsi Mahamat Nour Ibedou, dirigeant de la Convention tchadienne pour la protection des droits de l'homme. Ibedou reconnaît que le Tchad peut bénéficier des compétences agricoles d'Israël et que des relations avec un pays aussi moderne et développé peuvent constituer un atout. Il estime par ailleurs que la coopération militaire et en matière de renseignement a toujours existé entre les deux pays. Une future reprise des relations diplomatiques ne fera que l'officialiser, selon lui.

De son côté, le dirigeant du Parti pour le développement (PLD, d'Ibni Oumar Mahamat Saleh, l'opposant disparu lors de l'offensive rebelle sur N'Djaména en 2008) Mahamat Ahmat Alhabo regrette que les Tchadiens n'aient pas été consultés avant ce voyage. Il rappelle que ce pays « continue de violer les résolutions de l'ONU et d'occuper les terres palestiniennes ». Pour le leader du parti les Transformateurs, Succès Masra, Déby est en réalité allé « chercher quelques armes » pour faire face aux menaces internes.

Un voyage pour défendre le régime ?

En effet, l'armée tchadienne est confrontée depuis quelques semaines à un soulèvement armé dans le massif du Tibesti, dans l'extrême nord. Des groupes d'autodéfense se sont constitués pour s'opposer à l'exploitation des mines d'or dans la région de Miski par des orpailleurs non autochtones. Ils accusent principalement les proches du clan présidentiel de vouloir s'accaparer ces richesses alors que leur région est l'une des plus pauvres au Tchad. Les insurgés s'opposent aussi à un nouveau découpage administratif qui rattache leur région à l'Ennedi Est et dont le chef-lieu sera Amdjarass, la ville natale du président Déby. Malgré le déploiement d'importants moyens militaires, dont l'aviation, l'armée tchadienne n'est pas parvenue à mater la révolte. Tâche rendue encore plus difficile par la tiédeur des militaires dans cette énième guerre fratricide et l'éloignement du champ de bataille, à quelque 2 000 kilomètres de la capitale à travers le désert. Un véritable casse-tête logistique.

Plus inquiétant encore pour le régime : les rébellions armées tchadiennes, actives dans l'est du Tchad dans les années 2000 et virtuellement défaites depuis l'échec de la dernière offensive sur N'Djaména, ont repris du service. N'Djaména et Khartoum ayant normalisé leurs relations, ce qui restait de ces groupes armés était en quête de sanctuaire. Difficile de trouver terrain plus propice que le sud libyen livré aux milices de toute dénomination depuis l'effondrement du pouvoir central, à la suite de la chute du colonel Khadafi. En août dernier, la rébellion du CCSMR – Conseil de commandement pour le salut de la République –, créé en 2016, basé en Libye et composé d'anciens rebelles tchadiens du Darfour (Ouest du Soudan) s'est illustrée par une attaque, la première d'envergure depuis 10 ans, des forces gouvernementales positionnées à Kouri Bougoudi, aux confins de la frontière libyenne, affirmant avoir fait de nombreux morts et prisonniers, dont un colonel de l'armée tchadienne. Si le bilan est difficilement vérifiable, personne ne conteste la réalité de l'attaque.

Or le Tchad n'a plus les moyens de ses ambitions militaires. Depuis la chute brutale du prix du pétrole en 2014, les coffres de l'État se sont asséchés d'autant plus vite que le pays est militairement engagé dans de nombreux et coûteux théâtres extérieurs. Le Tchad est en effet aux avant-postes dans la guerre contre la secte islamique Boko Haram sur plusieurs fronts depuis près de quatre ans. Interventions successives au Nigeria, au Cameroun et au Niger et accrochages multiples avec les combattants de la secte en territoire tchadien dans le bassin du lac Tchad.

Le Tchad dans le dispositif du G5 Sahel...

Le Tchad est membre de la force mixte composée des forces nigérienne, nigériane, camerounaise et tchadienne et du G55 Sahel (Nigeria, Niger, Burkina, Mauritanie, Tchad) chargée de coordonner les efforts de développement et de coopération sécuritaire des pays de la région. Mis en place en 2014 par l'Union africaine, ce regroupement peine à boucler son budget de 500 millions de dollars, en partie à cause des réticences de Washington qui estime que les objectifs de l'institution sont mal définies. Les membres de cette institution se sont eux- mêmes engagés à contribuer à hauteur de 10 millions chacun. Le G5 Sahel a reçu des financements substantiels de l'Union européenne et de la France mais cherche à se mettre sous la bannière de l'ONU pour assurer financièrement son futur dans la perspective d'un engagement militaire sur le long terme.

Plus loin au Mali, les troupes tchadiennes se battent aux côtés des militaires français contre les insurgés islamistes maliens. Officiellement pour contenir la menace islamiste. Mais les observateurs jugent cet engagement comme une manœuvre de consolidation de la rente diplomatique occidentale, et surtout comme un renvoi d'ascenseur à la France qui a sauvé le régime de N'Djaména a plusieurs reprises et lui apporte une aide diplomatique. Le Tchad est aussi intervenu militairement en RCA pour aider à détrôner Ange-Félix Patassé et installer son successeur Francois Bozizé. Celui-ci fut à son tour lâché en faveur des rebelles nordistes de Michel Djotodia. Le rôle de plus en plus prépondérant des Russes dans sa zone d'influence qu'est la Centrafrique est un motif supplémentaire de préoccupation pour N'Djaména, qui craint que ce territoire ne serve de base de déstabilisation du régime. La facture financière de ces implications militaires est lourde pour le Trésor public. Déby ne rate d'ailleurs aucune occasion pour se lamenter du manque de soutien financier des Occidentaux pour ce qu'il considère comme service rendu.

... mais le pays a des difficultés financières

Pour envenimer les choses, le cours du pétrole a brutalement chuté en 2014, plongeant le Tchad dans une crise économique marquée. Les autorités se sont résolues à prendre des mesures d'austérité draconiennes. Depuis le début de l'année, les primes et indemnités des fonctionnaires ont été divisées par deux. Le budget de la santé réduit de moitié. La dette publique frise les 50 % du PIB.

Parallèlement, l'économie tchadienne est littéralement asphyxiée par l'énorme dette, 1 milliard 100 millions de dollars, contractée auprès du négociant anglo-suisse Glencore. Cette dette sera ensuite renégociée, ramenant le taux d'intérêt de 12 % à 7,5 % et repoussant sa maturité à 12 ans au lieu de 10.

Face à la montée des périls sécuritaires sur plusieurs fronts, confronté à la grogne sociale illustrée par des grèves à répétition, le président tchadien est déçu par le manque de générosité de ses partenaires occidentaux. En renouant avec Israël, il espère élargir ses soutiens diplomatiques et militaires. À cet égard, Israël est le partenaire rêvé. L'État hébreu a des compétences indiscutables en matière de lutte contre le terrorisme et pourrait constituer une source alternative d'armement.

De toutes les façons, analyse Mahamat Nour Ibedou, Idriss Déby est en quête de notoriété internationale alors que sa crédibilité est mise à mal « par son hold-up électoral, les arrestations arbitraires et sa gouvernance calamiteuse » qui, selon lui, commencent à irriter ses soutiens occidentaux. Pour ce représentant de la société civile tchadienne, Déby voit dans ce rapprochement une manœuvre pour donner « des gages supplémentaires de soumission » à l'Occident.

De son côté, Tel-Aviv déploie une offensive de charme sur le continent pour normaliser ses relations avec les États africains afin de s'ouvrir de nouveaux marchés et s'approvisionner en matières premières. Les pays africains pourront aussi constituer une réserve précieuse de voix favorables qui lui manquent dans les instances internationales telles que l'ONU.

 

Source : Le Point Afrique (France)

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