Justin Trudeau pardonné au Québec, étrillé dans le reste du Canada

sam, 21/09/2019 - 07:55

Acte raciste dans la partie anglophone du pays. Erreur innocente dans la zone francophone. Un clivage qui s’explique par le passé distinct des deux sociétés et une sensibilité inégale au sein de la population, observe un sociologue.

Geste raciste, pour certains. Erreur innocente, pour d’autres. Alors que Justin Trudeau a passé la journée du 18 septembre à se confondre en excuses, sa photo en “brownface” a été accueillie bien différemment au Canada anglais et au Québec. Un clivage qui s’explique par le passé distinct des deux sociétés et une sensibilité inégale au sein de la population, observe un sociologue.

L’image de Justin Trudeau déguisé en Aladdin à une fête costumée en 2001 a fait le tour de la planète. Puis une deuxième photographie et une vidéo ont été dévoilées, cette fois-ci montrant Justin Trudeau déguisé en Noir avec un “blackface”. La neuvième journée de campagne électorale a complètement déraillé.

Ignorance culturelle

Mais avant même que ces nouvelles images circulent, les manchettes dénonçaient en chœur le “brownface” du chef libéral jeudi matin. John Ibbitson, chroniqueur au quotidien anglophone Globe and Mail, a scandé qu’il n’y avait “aucune excuse” au geste de M. Trudeau. “Il dit […] qu’il réalise maintenant que c’était raciste. Il aurait dû le savoir à l’époque.” Christie Blatchford, du quotidien conservateur anglophone National Post, lui a reproché de parler de “maquillage”. “Non monsieur. Le brownface n’est pas du maquillage.”

Or, les critiques étaient loin d’être aussi virulentes dans la presse francophone. “Le ‘racisme’ du geste était davantage une faute d’ignorance culturelle que d’hostilité”, a chroniqué Yves Boisvert dans le quotidien québécois La Presse, en parlant d’“insensibilité”. “C’est TELLEMENT pas grave que Justin Trudeau se soit déguisé (j’insiste sur le ‘déguisé’) lors d’une soirée thématique en 2001. Le gars voulait ressembler à Aladdin. COME ON !!!”, a gazouillé Jonathan Trudeau, du Journal de Montréal.

Le Québec s’est construit en miroir à la France

Le sociologue Joseph Yvon Thériault explique ce contraste par l’histoire différente du Québec et du reste du Canada, de même que la proximité culturelle du Canada anglais avec les États-Unis.

Le “blackface” est né au sud de la frontière au XIXe siècle, où les spectacles de minstrels permettaient à des acteurs blancs de se moquer des Africains-Américains avec un accent ridicule ou des comportements enfantins. La société américaine s’est construite autour de l’esclavage et de son abolition et le phénomène du “blackface” y a été structurant, explique M. Thériault.

Au fil des décennies, le Canada et les pays anglo-saxons se sont américanisés. La sensibilité au “blackface” s’est importée. Mais le Québec s’est davantage construit en miroir à la France, dont le passé colonialiste n’a pas compté le même épisode d’esclavage en terre française qu’aux États-Unis, note M. Thériault. “La notion est moins prégnante” au Québec, dit-il.

Le professeur associé de sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) rappelle que le “blackface” visait à l’origine à se moquer des esclaves, mais que l’intention n’importe plus. Tout déguisement accompagné d’un “blackface” “est devenu inacceptable, inadmissible”, observe-t-il, même s’il s’agit d’un costume d’Halloween ou de théâtre. “Mais en soi, historiquement, ce n’était pas du blackface parce que le blackface était vraiment une dérision du Noir.”

Le sens des nuances

Le député libéral Greg Fergus, qui préside le caucus des élus noirs, estime que c’est une erreur de mettre dans le même panier un “blackface” visant à ridiculiser les Noirs et un costume d’Halloween même si, dit-il, ledit costume est aujourd’hui “déplacé”. “Ce n’est pas tout à fait la même chose. Il faut avoir des nuances sinon, si on traite tout le monde de raciste, le mot va perdre tout son sens.”

Micheline Labelle, professeure émérite de sociologie à l’Uqam, est du même avis et accuse les partis d’être tombés dans “l’opportunisme politique de bas étage en parlant de racisme”. “Le racisme, ce n’est pas ça. C’est une idéologie structurée qui s’exprime dans les préjugés, dans les comportements concrets ou dans la violence ou la ségrégation raciale.”

Des polémiques récurrentes

Le rappeur Webster, alias Aly Ndiaye, qui avait beaucoup commenté la controverse autour du spectacle SLĀV [spectacle de Robert Lepage qui a fait scandale en 2018 parce qu’il mettait en scène une chanteuse blanche reprenant des chants d’esclaves africains-américains], n’a pas voulu sauter dans la mêlée.

Car il estime que le cas Trudeau fait tout un tollé simplement à cause de la campagne électorale, alors que des dénonciations passées sont restées pratiquement ignorées. “Je ne veux pas contribuer à cette controverse dans ce cadre. Je trouve que c’est instrumentaliser cet enjeu-là, qui doit être débattu et dont on doit encore discuter, mais en dehors du contexte électoral”, a-t-il fait valoir.

Bien que des cas récents de “blackface” aient fait scandale (Mario Jean peint en noir au Gala des Oliviers 2013 pour imiter Boucar Diouf ; une imitation de l’artiste Gregory Charles au show télévisé Bye Bye de la même année ; une autre du joueur de hockey P.K. Subban au spectacle 2014 revue et corrigée), la sensibilité au phénomène est apparue au Canada au cours des dix ou quinze dernières années selon le professeur Thériault. “Je trouve surprenant que M. Trudeau s’excuse pour un geste d’il y a vingt ans, parce qu’il y a vingt ans la réception n’était pas comme aujourd’hui.”

La culpabilité des intellectuels

L’empathie face au “blackface” reste en outre liée davantage aux milieux politique, journalistique, littéraire et universitaire, selon le sociologue, et ne trouve pas le même écho dans la population :

Il y a une culpabilité qui s’est installée dans les milieux intellectuels qui provient de quelque chose de réel, d’un processus de colonisation qui doit être décrié et condamné, mais qui fait en sorte que ce processus est allé probablement trop loin. D’où cette coupure entre les élites et le peuple.”

La Ligue des Noirs du Québec, le Conseil national des musulmans canadiens et le groupe Canadians United Against Hate ont tous accepté les excuses de Justin Trudeau, prononcées mercredi 18 septembre au soir, peu après la diffusion de la première photo.

Coup de poing ou tempête dans un verre d’eau ?

La Ligue des Noirs du Québec a même sommé M. Trudeau de ne plus répondre aux questions sur le sujet, défendant son bilan au gouvernement et arguant qu’il ne s’agissait de rien de plus que d’une “tempête dans un verre d’eau”.

Le maire de Calgary, Naheed Nenshi, qui est musulman, a accusé le coup de la photo de M. Trudeau comme “un coup de poing”. Elle lui a rappelé le racisme vécu toute sa vie et rappelé que même les gens qu’il admire et respecte “ont besoin d’encore un peu d’éducation”. Il n’estime toutefois pas que ces incidents auront une incidence importante sur l’élection, “les gens se sont déjà fait une tête [un avis] sur ces enjeux”.

Marie Vastel avec Hélène Buzzetti

courrierinternational

 

 

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