
Il est bon de se rappeler pourquoi, en 1945, des nations épuisées par la guerre ont voulu inscrire dans la Charte des Nations Unies une idée simple : la force ne devait plus jamais dominer le droit. Cette promesse n’était pas naïve : elle était forgée dans le sang et les ruines. Elle reconnaissait qu’en l’absence de règles partagées, seule la violence des intérêts dicte sa loi. Or aujourd’hui, cette promesse s’effrite. Partout, on en voit les fissures : négociations bloquées, vetos stratégiques, civils bombardés, sanctions imposées au gré des alliances. Le droit semble céder du terrain, tandis que la force s’impose comme référence ultime.
Une grande architecture juridique fragilisée
Pourtant, tout n’a pas commencé dans le cynisme. Après 1945, la communauté internationale a tenté de bâtir un véritable édifice juridique. La Cour internationale de Justice devait arbitrer les différends ; les Conventions de Genève encadrer la guerre ; la Cour pénale internationale juger les crimes les plus odieux. Des noms illustres s’y sont attachés : Hans Kelsen, qui rêvait d’une hiérarchie des normes ; René Cassin, qui porta les droits humains sur la scène internationale. Ils croyaient à la capacité de la raison juridique de tempérer la brutalité politique. Pourtant, plus de soixante-dix ans plus tard, les fissures apparaissent au grand jour. En Ukraine, l’article 2(4) de la Charte, interdisant la menace ou l’usage de la force, est piétiné. À Gaza, les résolutions du Conseil de sécurité demeurent sans effet, le droit humanitaire s’effondre sous les bombes, la CPI se retrouve fragilisée par des pressions politiques.
Par ailleurs, le Conseil de sécurité, censé être le garant ultime, s’est transformé en théâtre d’impuissance. Les chiffres le démontrent : plus de 160 vetos russes, 92 américains, des dizaines pour la Chine, la France ou le Royaume-Uni. Le veto, conçu pour empêcher l’unilatéralisme militaire, légitime désormais l’impunité des puissants, un multilatéralisme « à la carte » et droit extraterritorial : l’autre visage de la forceDe plus, il faut dire la vérité : le problème n’est pas seulement l’absence de droit, mais son instrumentalisation. La force ne se manifeste pas uniquement par des missiles ; elle s’exerce aussi par le droit lui-même. Prenons l’exemple de l’extraterritorialité du droit américain. Sous couvert de lutte contre la corruption ou le terrorisme, les États-Unis imposent leurs normes au reste du monde. Banques africaines exclues du dollar pour un simple transfert, entreprises européennes lourdement sanctionnées pour avoir commercé avec l’Iran.
Ainsi, cette juridiction « universelle » à géométrie variable consacre un multilatéralisme « à la carte », où la contrainte juridique se transforme en outil de puissance. Pendant ce temps, le Sud global observe, entre résignation et colère, oscillant entre désir de souveraineté et exigence de justice.
Quand le droit se fait mémoire plus que pouvoir
Face à cette réalité, il faut s’interroger : à quoi sert encore le droit international ? Souvent, il n’est plus qu’un registre de protestation. On adopte des résolutions sans effet, on rédige des rapports destinés aux archives, on nomme des coupables sans jamais les juger.
Georges Abi-Saab l’avait prévenu : sans foi partagée dans sa vocation normative, le droit cesse d’être moteur ; il devient mémoire, rhétorique, lamentation. En outre, la fragmentation actuelle l’affaiblit davantage. À force de vouloir embrasser tous les enjeux – commerce, genre, minorités, cybersécurité, environnement – il se dilue. Il perd sa capacité à trancher, à contraindre, à punir.
Ajoutons à cela un facteur culturel profond. Conçu dans un monde westphalien et eurocentré, le droit international peine à intégrer des visions juridiques diverses. Dès lors, le Sud global ne se contente pas de rester silencieux : il interroge la légitimité d’un système perçu comme inégalitaire. Pourquoi juger les chefs africains et pas ceux des grandes puissances ? Pourquoi imposer des sanctions sans voie de recours ? Pourquoi rester muet face aux tragédies de Gaza, du Soudan, du Yémen ? Ces questions ne sont pas des provocations ; elles sont le reflet d’une profonde crise de légitimité.
Pour une refondation éthique et politique du droit international
Mais doit-on pour autant se résigner à l’échec ?Je ne le crois pas.
Car même aujourd’hui, des braises demeurent : juridictions internationales qui continuent de juger, ONG qui documentent inlassablement, universités qui nourrissent la pensée critique. Cependant, ces braises ne deviendront flamme qu’à la condition d’adopter des réformes courageuses. Il faudra briser le carcan du veto : repenser une gouvernance onusienne où la puissance ne donne pas un droit de blocage absolu. Il faudra interroger la justice sélective : la loi ne peut s’appliquer aux vaincus tout en épargnant les vainqueurs. Il faudra questionner l’usage abusif du droit extraterritorial : dire qu’un droit qui prétend s’universaliser doit être négocié et partagé, pas imposé. Enfin, il faudra surtout retrouver une éthique du droit : non comme instrument de domination, mais comme langage commun, enraciné dans la dignité humaine.
Comme l’enseignait Nietzsche, il nous faut le courage de briser les anciennes tables et d’en écrire de nouvelles : non pour abolir le droit, mais pour le sauver d’un univers où il n’est plus qu’ornement ou arme, et le rendre à sa vocation : être un langage commun entre égaux.
Le courage de dire « non »
En vérité, le monde ne manque pas de normes ; il manque de volonté de droit. Nous vivons un moment où la force se pare de légalité, où les institutions se figent, où les promesses non tenues nourrissent la rancœur. Pourtant, ce moment n’est pas un destin. Refuser le cynisme, c’est rappeler que le droit ne doit pas seulement encadrer la guerre : il doit empêcher qu’elle soit une option. C’est affirmer qu’aucune paix durable ne peut se construire sur l’humiliation ou le silence. C’est comprendre que le droit vivra seulement si nous, collectivement, choisissons de le penser comme une exigence partagée. Il n’est pas mort.
Par Mansour LY