
Faut-il avoir peur de la Russie ? Une question qui en appelle une autre : qui est l’ennemi ? Que dis-je ? Elle appelle même à la transcender en justifiant la peur de cet « ennemi » nommément cité.
Oui, il faut avoir peur de la Russie. Les faits relativement récents en Ukraine et en Syrie justifient notre appréhension. Ils démontrent une transmutation des règles qui régissaient, jusque-là, la « paix des braves » qui prolonge la fin de la guerre froide.
L’intervention de la Russie dans les affaires de l’Ukraine, en 2014, avait des « relents de guerre froide ». Elle constitue, dans le prolongement non déclaré de celle-ci, la réponse aux financements par les États-Unis, depuis 1991, des groupes politiques pro-européens en Ukraine par l'intermédiaire d'ONG comme la Fondation Carnegie. La diplomate américaine Victoria Nuland, représentante du Bureau des affaires européennes et eurasiennes à Washington, indique que ce financement a dépassé 5 milliards de dollars entre 1991 (date de l'indépendance de l'Ukraine) et 2013.
Certes, il ne s’agit pas du retour au système des blocs « formalisés » par les idéologies capitaliste et socialiste à la fin de la Seconde guerre mondiale, mais bien de la mise en œuvre par la Russie d’une politique de survie. La Bipolarité avec les Etats-Unis ne joue plus comme une « résistance » à une uniformatisation malencontreusement vue comme une mondialisation vertueuse. Dans la crise ukrainienne, la Russie défendait son espace vital. C’est elle qui manifeste sa peur de l’autre. Peur de voir se poursuivre cette « émigration » idéologique vers le modèle américain.
En Syrie, par contre, la Russie nous rend à l’Occident sa monnaie, sa peur. Elle l’effraie même. A l’ordre voulu par les Etats-Unis et leurs alliés européens, elle oppose le désordre. C’est Moscou qui a permis au conflit syrien de se prolonger dans le temps. Ce conflit qui est devenu à la fois guerre civile, guerre énergétique, guerre par procuration et aussi guerre sainte. Un conflit qui, de mars 2011 à février 2016, a fait de 260 000 à 470 000 morts d'après les estimations de diverses ONG et de l'ONU.
Il faut craindre que le soutien militaire et politique d’une dictature comme celle de Bachar Al Assad ne fonde la nouvelle stratégie russe : la multiplication des foyers de tension pour pousser les ennemis d’hier, adversaires d’aujourd’hui, à faire des concessions sur plusieurs questions relevant de la sécurité collective. La guerre froide était une adversité qui avait ses règles de chevalerie, ses singularités. Elle passait, quand on atteignait le seuil critique dans une crise, de la confrontation à la concertation. Elle rassurait parce qu’elle était raisonnée. Son propre était l’imprévisibilité des attaques, au sens littéral du terme, et non militaire.
La crainte que suscitent en nous les agissements belliqueux de la Russie vient de ce « tout est permis » qui ne s’arrête qu’au seuil du tolérable. Poutine s’autorise à agir en Ukraine et en Syrie comme les USA l’ont fait en Irak et la France en Libye. Finalement, la Russie établie une sorte d’équivalence entre faire chuter un dictateur et maintenir un autre au pouvoir. L’équilibre de la terreur ou destruction mutuelle assurée (DMA, ou MAD en anglais) qu’instaurait – instaure encore – la possession de l’arme nucléaire prend le visage d’une dérégulation progressive des usages en pratique au Conseil de sécurité de l’Onu. Il y a le veto mais il y a également la permission d’agir à sa guise.
La crainte qui nous vient de la Russie n’est dont nullement dans le retour insidieux de la guerre froide mais dans ce qu’Hélène Carrère d’Encausse appelle la « désorganisation » des Etats pouvant entraîner dans son sillage celle du système de sécurité international. L’impossibilité d’une recomposition de leur empire perdu engendre, chez les Russes, la nécessité d’une stabilisation. Si rien ne se gagne plus, rien ne doit plus se perdre. L’intérêt stratégique chez les Américains aura désormais en face de lui le besoin vital des Russes. C’est de cette logique que découle le soutien « machiavélique de Poutine à Bachar Al-Assad. C’est, dans une logique purement poutinienne, que l’affirmation d’une existence (être par opposition) se confond avec la volonté de puissance.
En cela, il faut craindre la Russie non pas pour ce qu'elle est mais pour ce qu'elle fait. Par ces agissements, elle se rapproche de l'action des organisations criminelles. La terreur qu'elle instaure dans son voisinage immédiat risque de se confondre avec l'acte terroriste, en Syrie, par exemple.
Car comme le rappelle Michel Godet "si l'histoire ne se répète pas, les comportements humains se reproduisent". La peur suscitée par la Russie de Poutine réside dans ce mélange de froideur et de zèle dont elle a fait preuve en brouillant les cartes de la communauté internationale en Ukraine et en Syrie.
SNEIBA Mohamed
Contribution au concours : « Fauti-il avoir peur de la Réussie ? »
Mooc : Questions stratégiques, 3 juin 2016, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), France.